Premier extrait

Publié le par Adam Pianko

Tout en étant le plus âgé, j'étais le plus petit des trois frères Opianski. J'étais aussi celui qui des trois faisait le plus juif. Pommettes saillantes, yeux globuleux, front fuyant, nez crochu, des Juifs tels qu'à l'époque certaines caricatures se plaisaient à les représenter, j'étais en somme le portrait craché.
Je savais que je n'étais pas beau. Je pensais même qu'avec le temps, je le serais de moins en moins. Que le temps ferait venir au grand jour toute la laideur que ma jeunesse dissimulait un peu.
En même temps qu'à mon physique, je m'étais fait à mon destin. En marge de la société dans laquelle je baignais, je demeurais hostile aux idées qui l'agitaient; je n'étais ni marxiste, ni sioniste, je ne me sentais pas plus freudien que hassidique. Déjà, je me consacrais à la passion qui allait dominer ma vie. A l'âge de dix ans, enfant en sursis précaire, je me sentais déjà presque un adulte. Autour de moi, parmi les garçons de mon âge, certains aimaient l'étude, à l'école et à la yeshiva, d'autres ne pensaient qu'à jouer, ou à trainer devant l'école des filles. Moi, l'école m'ennuyait, et les batailles de boules de neige aussi. j'avais hâte d'entrer dans la vraie vie. A la fin de chaque mois, le maître ou la maîtresse nous confiait notre carnet de notes, qu'il fallait faire signer par nos parents. Les autres cancres reculaient le plus longtemps possible l'accomplissement de cette formalité, dans le vain espoir qu'un miracle les en dispenerait. Moi, c'était tout le contraire. Les jours de carnet de notes,je courais d'un trait à la maison. Du bout de la rue Dzielna, je brandissais ma pièce à conviction comme un trophée, et je criais dès que j'étais sur le palier: "Maman! J'ai mon carnet de notes!" "Mais que va dire ton père?", se lamentait la pauvre femme enn découvrant le contenu du document. La réaction de notre père - "le père", comme nous l'appelions tous les trois avec respect - était facile à deviner. Une fois de plus il allait me lancer un avertissement. "Ramène-moi un autre carnet comme celui-ci et je te retire le jour même de l'école." Il se passa quatre longues années, avant qu'il ne tienne parole. Je savais lire, en yiddish et en polonais, écrire dans ces deux langues, et je savais compter. Mais je n'étais pas tiré d'affaire pour autant.

Publié dans la mélodie

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