Elaeudanla

Publié le par Adam Pianko

  

Quand finalement Michel et moi nous retrouvames devant le blog,  je me sentais dans un drôle d’état, mélange de peur et de culpabilité. Pendant mes longues années de prêt-à-porter, j’avais bénéficié d’une vie plutôt facile, mais je n’étais pas heureux, en tous les cas pas content de moi. Je sentais bien que vendre des vêtements n’était pas réellement ma vocation. Depuis que j’ai attrapé cette  vocation à bras le corps, j’ai toujours le sentiment que j’ai du temps perdu à rattraper. Je me lance sans cesse, et simultanément dans toutes sortes de projets, un roman, une film documentaire, un album de BD. En ce moment, mon blog me dévore le plus clair de mon temps, et il me semble que je le vole à mon futur roman. «Rien ne t’empêche de t’y mettre, me disent mes amis, laisse tomber ce blog, qui de toutes façons ne peut rien t’apporter. » Ils ont peut-être raison, mais si les écoutais, si j’arrêtais de blogger, j’aurais le sentiment de trahir mon « Pavé », ce livre que j’ai porté pendant dix ans, à qui j’ai finalement donné le jour, et qui a maintenant besoin de moi pour exister, rester en vie, ne pas disparaître tout de suite des tables des librairies. La culpabilité est donc un sentiment qui ne m’est pas étranger, mais la peur oui. Une peur comme celle-là, la peur de l’inconnu, pour autant que je m’en souvienne, je ne l’avais, jamais ressentie comme ça. C’était une sensation de creux, une attente, un vide métaphysique, la peur de Jehova, cet Eternel Dieu que mes ancêtres avaient tenté, jusque là sans succès, de me communiquer. Tandis que Michel mettait son Mac en route, je me demandais, le cœur serré, si la force, la présence  mystérieuse qui avait pénétré par effraction sur mon terrain de jeu, qui s’y était manifestée, en pointillé peut-être, mais en prenant tout de même soin de ne pas passer inaperçue, y était  revenue, si elle avait  profité de nos trois semaines d’absence, pour s’y immiscer avec encore davantage d’aplomb.

 

 

 

 

 

 

illustration Mathieu LANDRY 

L’écran de l’ordinateur s’alluma. Michel tapa l’adresse de l’administration de mon fournisseur de blogs, puis mes identifiants, adresse électronique et code secret. Quand apparut la page d’accueil, je me sentis soulagé. Il n’y avait pas de rubrique intempestive, pas de message clandestin. Je regardai Michel, et je vis bien qu’il n’était pas dans le même sentiment. L’intrusion de l’inconnu m’avait fait peur, mais lui s’était senti défié. Il avait décidé de le chasser, ou de l’obliger à tout le moins à se démasquer. Son instinct de guerrier était mis en éveil, face à un ennemi qui se dérobait. Rageur, il entra dans le blog, et l’explora de bout en bout: Il n’y avait rien, rien de suspect. Il y avait quelques  commentaires nouveaux, mais qui étaient tout sauf mystérieux. Leurs auteurs, qui les avaient sagement déposés dans la rubrique prévue à cet effet, ne m’étaient, pour la plupart d’entre eux, pas inconnus : Senh, Marianne Capricieuse, et puis Elisabeth Noblet, un écrivain français, qui vivait au Japon, avec laquelle j’étais déjà en relations suivies, car elle tenait un blog elle aussi. La seule qui se manifestait pour la première fois était une certaine Houafa Questidi, un pseudo curieux, mais selon moi pas menaçant du tout. De même pour les messages, qui étaient plutôt gentils. Senh me signalait qu’en rapportant son post  précédent, je l’avais modifié, sans sa permission. Elle ne mentait pas. Je m’étais effectivement permis de rectifier quelques fautes de ponctuation, et d’ajouter des accents qui manquaient. Marianne capricieuse avait tout aussitôt pris ma défense. «  Franchement, je ne trouve pas que les ajouts et autres variations par rapport à ton commentaire sont si graves. Après tout, un article est un article, c’est-à-dire autre chose qu’un commentaire. » Apportant de l’eau au même moulin, mais faisant allusion à une actualité récente, la condamnation par un tribunal correctionnel de l’animateur de télévision Marc Olivier Fogel, convaincu d’avoir usé de tricherie, dans le conflit qui l’opposait à un comique noir,  Dieudonné, Houafa Questidi avait écrit : « Ce n’est pas bien de modifier la ponctuation d’un  commentaire, mais tout de même moins grave que de diffuser à la télé des SMS racistes que personne n’a envoyés. » Senh était donc revenue, pour signifier que son reproche apparent n’en était pas un. « Je plaisantais, chère Marianne, et chère Houafa aussi, c’était …comment dire….je fais des études de lettres et j’oublie comment on appelle ça…Ah oui, une antiphrase. » Ce festival de bons sentiments s’achevait par le message d’Elisabeth, qui entre Boby et moi, n’avait pas eu de mal à choisir son camp. « Il n’a pas intérêt  à se pointer sur mon blog, lui et son PPDA. »  

 

            Cinq messages sur un seul article, ce n’était pas trop mal. J’avais été en tous les cas bien inspiré de les sollliciter.  

 

Un blog est comme un jardin, il y a toujours quelque chose à faire dessus. Pendant nos trois semaines d’absence, la fréquentation avait un peu baissé, et nous tentames, Michel et moi de porter remède à cette situation. Nous nous rendimes sur les moteurs de recherche, vérifier le rendement des mots clef que j’y avais déposés. Nous annulames ceux qui  à l’usage, s’étaient montrés peu pertinents, et nous en installames toute une série d’autres, espérant qu’ils feraient mieux. Puis nous retournames sur le blog lui-même, corriger quelques fautes d’orthographe que j’y avais notées, il s’en glisse toujours, quel que le soin qu’on y met.  Ce fut alors l’heure de déjeuner.  

 

Depuis le premier mardi, nous déjeunions ensemble, soit chez Michel  soit chez moi, le plus souvent chez lui. Parce que c’est là que nous travaillions, mais aussi parce que Michel fait partie d’un groupe de militants écologiques, qui achètent leurs légumes par abonnement, à un fermier bio. Il adore cuisiner, et cuisine très bien, mais je n’aime pas abuser, et de temps en temps j’insiste pour apporter le repas. La veille de ce mardi, j’avais fait les courses au marché bio du cours Julien, et préparé un ragout de veau au légumes de saison, que je mis sur le feu à réchauffer.  

 

Michel, qui normalement aurait dû mettre la table, n’avait pas bougé de devant son ordi.  

 

- Qu’est-ce que tu fais ?   

 

- Je suis retourné sur la page d’accueil, il y a quelque chose que je veux vérifier. 

 

A ce moment là, toute cette affaire, le mystère de ces visiteurs clandestins, tout ce jeu de cache-cache m’était tout simplement sorti de l’esprit. Il y avait tant de choses sur le Net qui dépassaient mon entendement, tant de phénomènes inexplicables, pour moi, et qui par la force des choses ne l’étaient pas pour d’autres gens, lesquels pouvaient, pour peu que l’envie les en prit, s’amuser à me mystifier. Michel était l’un de ces initiés, l’un de ces experts du net, qui y faisaient ce qu’ils voulaient, et c’est cette pensée qui me poussa à m’approcher de lui.  

 

Sur l’écran de son ordi, en bas à gauche de la page d’accueil, sous les trois rubriques qu’il avait installées, une quatrième, parfaitement clandestine, venait de faire sa apparition: « Dernières nouvelles des étoiles ». Et dans le même encadrement, juste en dessous, le chiffre 1 témoignait de l’existence d’un commentaire. Déposé par qui ? Un cliquement de souris nous le révéla..  

 

Elaeudansla. Je lus ce pseudonyme d'une traite, comme il était écrit, Elaeudansla. Ca sonnait bien, c’était  chantant, mais ça ne me disait rien.  

 

-                 Comment tu lis ça ! me reprit Michel. Et les accents toniques, tu en fais quoi ?  

 

Il relut le mot, mais en mettant l’accent tonique correctement, comme l'auteur de la chanson les avait placés, sur les « a »: « El A !.. eudans l’A !, » Et j’enchainai machinalement: « Té i té i a », tandis que sur l’écran se dépliait un texte qui pour un commentaire de blog, me parut assez long. 

 

« Je suis née le 5 octobre 1963. ».  

 

A peine en avais-je lu ce début, que "Putain de merde, ça va pas recommencer!" le texte s’effaça.

 

 

-          Ne t’inquiète pas, me rassura Michel. Cette fois ils ne nous aurons pas. 

 

D’un geste triomphal du menton, il me désigna son imprimante, à l’autre bout de la pièce, reliée au Mac par Wi Fi. La machine, qui venait de s’allumer, se mit à crachoter. Avec une lenteur qui me parut délibérée, comme si elle ne  faisait ce travail qu’à regrêt, elle exécuta l’ordre que mon web master avait eu la présence d’esprit de lui cliquer, comment avais-je pu le soupçonner ? Et la feuille s’extirpa, que nous lumes ensemble, stupéfaits.  

 

« Je suis née le 5 octobre 1963, et une seconde fois l’année d’après. J’avais alors je crois, un peu moins de dix huit ans. Peut-être dix sept ou même seize, je ne sais pas. Je ne sais rien de ce qui m’est arrivé avant le 5 octobre 1963.

 

 

Il existe parait-il un certain de gens qui sont comme moi, frappés de cette sorte de perte de mémoire. Cette amnésie démarre à un moment précis, généralement un accident, et ne porte que sur ce qu’il y a eu avant. Tout ce qui se produit après, nous nous en souvenons  tout à fait normalement.  

 

Pour moi, l’accident déclencheur fut ma rencontre avec qui vous savez, un poête, un chanteur, un homme beaucoup plus âgé que moi. Nous fumes amants. Pendant combien de temps ? Je ne sais pas, et puis je l’ai quitté. Pourquoi ? je ne le sais pas non plus. Mes souvenirs ne commencent qu’après, lorsque je suis devenue ce que je suis aujourd'hui  …  

 

C’était tout, il n’y avait plus rien. Ca finissait par ces points de suspension. 

 Michel se tourna vers son Mac, hésitant à l’éteindre, lorqu’une voix en sortit. Une voix que je connaissais bien,  délicatement introvertie,  interprétait acapela une chanson d'un de ses grands aînés.

 

 

 

 

 «Longtemps, longtemps, longtemps après que les poêtes ont disparu, leurs chansons courent encore dans les rues. 

tandis que sur l'écran, une phrase s'écrivait lettre àprès lettre. 

-  Serge, arrête de me prendre pour une idiote! Tu ne me feras plus jamais croire que c'est toi qui a écrit cette chanson. 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                             

 

 

 

 

 

 

 

           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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F
Difficile de ne pas faire un commentaire bêtement élogieux après avoir lu cela... C'est tout simplement ce que j'aime lire. Je crois que je vais mettre le Pavé originel dans ma liste au Père Noël !
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